22/06/2013

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Textures - Pères Lachaise
Vendredi13 décembre
Je me sens comme un navire qui part au bord de l'eau. Mes ailes sont closes et je ne fais que ramper. Derrière moi, un paysage d'étranges montagnes couvert d'étranges créatures et dans d'étranges forêts. Peut-être que si je me sens étrange, c'est que je suis malade - ou suis-je étrangère ? Qui sont ces autres qui tournoient ? Ils semblent se déformer en se mouvant ; en moi je vois tout le passé et ses projections sur le réel comme une longue chaîne de bruits et d'ardeurs séquentiels. C'est le mouvement oblique du soleil qui m'a fait dériver dans ma course, je ne savais pas. C'est peut-être l'objet d'une existence que de connaître l'oblique de son esprit, dans quelle direction il délie les vagues autour de lui, en les roulant de l'intérieur. Je me repenche sur la matière qui m'a manqué ces derniers jours, noyés dans le flot des ombres au pied desquelles je me sens si bien. Si mon passé me semble si étranger, si je ne perçois plus le soleil dessous les ombres qui me recouvrent, et que je m'y sens bien, comment retrouver mon chemin, et pourquoi ?
Je me sens comme handicapée, de sorte que je ne puis me déplacer qu'avec beaucoup de difficultés, et que le ressac me blesse.





Vendredi 27 décembre 2002
Je murmure souvent mes textes comme s'ils étaient des prières, ou peut-être pour me les approprier - tout bas, lorsque je me sens déviée par quelqu'impression qui me gêne ? Ce sont mes textes sacrés, ceux qui sortent de quelque chose en moi qui est comme quelqu'un d'autre et qui me berce tout en me donnant consistance. Aujourd'hui, j'ai murmuré des bribes de ce texte pendant des heures. Je l'avais écrit un après-midi de novembre, je l'ai retrouvé dans mes carnets.
Dis-toi :
Les jour sont comptés ; le vent afflue toujours du côté sinitre et porte la sève comme un vivant radeau.
Ils tourbillonnent en flottant ! sonnant le glas tentaculaire, ils s'entrechoquent, électriques, en mon oeil subjugué ; sauras-tu quand il faudra que je m'abandonne ?

En contrebas la pierre fendue sous mes pieds suspendus
est comme un couteau
Les racines de l'arbre se sont déliées tout autour et tissent la pierre tendrement. Peut-être qu'un jour tu m'enlaceras, pas par dessus mais tout autour
ma pierre brisée ne risquera plus de tomber : je serai pour toi comme un détail
qui te constitue

Les feuilles se sont allongées
sur moi ; il y en a de lisses et tanées, il y en a de chair en quantité, il y en a de jaunes picotées de noir et de vert
Tes racines ont poussé rapidement
tout autour de moi - en l'espace d'une nuit ; au petit jour tu as émis le désir de t'en défaire... tu es resté encore un peu car ma pierre flattait ta croissance et les gens s'arrêtaient pour dire :

Regarde ! il ceint la pierre de ses racines, il est si fort qu'il doit en pénétrer d'autres qu'on ne voit pas
mais il les ceint !




Textures - Père Lachaise
Samedi 18 janvier 03
En apparence, il ne s'est pas passé grand chose d'important dans ma vie ces derniers jours. Je m'applique à choisir quotidiennement le chemin de mon intuition, avec une totale confiance. J'ai l'impression que je parviens à me plier sans casser, me laisser porter sans perdre pied, par la force de mon inconscient qui transparaît dans mes actes avec une clarté et une facilité stupéfiantes. Fascinée je suis devant la cohérence irraisonnée de chaque mouvement, comme si en me penchant jour après jour sur mes textures et l'idée de creuser la matière pour en saisir l'intériorité, je me penchais tout naturellement sur moi-même et apprenais à être à l'écoute de mes plus vagues intuitions. Je suis allée à la campagne, et les paysages et la lumière étaient magnifiques, recouverts d'une neige épaisse teintée des couleurs changeantes des rayons du soleil qui passaient par dessus l'horizon. J'ai vu dans les arbres de petits êtres volants, dans les glaces des dentelles scintillantes, dans les tas de purin fumants au couchant rose et glacé des univers fantastiques dont le corps de muse seul rappelait la réalité. J'ai éprouvé une grande culpabilité à m'ouvrir à ce monde, et l'ironie du sort fit que je ne me rendis compte que je n'avais pas mis de pellicule dans mon appareil qu'à mon retour : ce qui signifie que de tout mon séjour je n'avais conservé aucune photographie de ces images que j'avais méticuleusement construites. Un tel exemple d'auto-frustration ou de masturbation masochiste ne m'était arrivé qu'une fois en chine il y a quelques années, lorsque j'avais pris en photo un rituel religieux intimiste ou les idoles bouddhiques dans des lieux de culte bien gardés. J'avais tout simplement perdu la pellicule, cette pellicule en particulier sur les dix que j'avais prises. C'est ainsi que je dis que mon inconscient expédie sa justice personnelle comme bon lui semble, et qu'il peut lui arriver de me faire mal pour me faire comprendre ma culpabilité ou mon manquement à certaines règles d'une hygiène de vie rudimentaire que je me suis construite moi-même par expérience. Dans ce cas précis, j'ai interprété ce message comme une mise en garde contre mon ouverture prématurée à d'autres images du monde, qui en quelque sorte engorgeraient ma perception et m'empêcheraient de conserver une vision précise, minutieuse et attentive de tout signe minimal. Je me signifiais ainsi expressément que je n'avais pas terminé mon investigation systématique et diachronique de mon carré au nord-est du père lachaise, que cette abondance luxuriante de textures abondait cerrtes hors du père lachaise, et en particuliers en les lieux attenants à des forêts ou des champs, mais que m'y livrer serait perdre mon engagement initial. Le corps de Muse m'a sussuré à l'oreille que j'entretenais par là une culpabilité envers un membre de ma famille dont je n'avais pas accepté la mort. Que suivre mon investigation c'était payer ma dette. Alors je me demande s'il n'a pas raison, mais en même temps je me dis que si telle est mon intuition, et bien qu'elle se situe dans une relation de cause à effet limpide et de type pathologique, quoiqu'il en soit elle est forcément bonne. Et puisque je souhaite interpréter mes actes ainsi, que je le fasse ! et que dieu fasse que ma vie ainsi se déploie à travers un temps qui passe en identifiant les ombres vagues aux lueurs de ma raison et de ma créativité instinctive, qui suit le cours des choses en s'en imprégnant si fort qu'elle les re-crée en elle et les manifeste.
Ainsi, j'ai pris conscience que je ne pourrais me réaliser qu'en écoutant attentivement et silencieusement mon intuition, car elle est guidée par mon inconscient qui est marqué par une volonté et une persistance farouches et déterminées.



Lundi 20 janvier
Aujourd'hui tout m'a semblé en attente. J'attends avec une sorte d'angoisse désincarnée la suite, comme un film où l'on attend avec une jubilation dont on sait qu'elle est sans conséquence, que l'héroïne meure ou qu'il lui arrive quelque chose de terrible qui casse son petit bonheur sans intérêt. Alors j'arrête de respirer, et j'ouvre grand mes yeux. Je m'ouvre à mon rythme intérieur dont je sais qu'il détruit toujours tout ce qu'il crée. Et j'attends que ce moment arrive, avec une fascination jubilatoire. Je me place en spectatrice de mon auto-destruction, si bien que je ne meurs jamais. C'est la magie de la distanciation. Je souffre, mais je sais que je me fais souffrir, et que je jouis de ma souffrance. C'est ainsi que mes instants se perpétuent, du fait même de leur dualité qui les exclut les uns des autres, et rend ainsi possible la consistance de leur linéarité.



Mardi 18 février
J'ai l'impression que mes images m'échappent. J'en ai perdu beaucoup ces dernières semaines, des images que j'avais profondément ressenties. Comme si inconsciemment je soustrayais mes sensations de ma mémoire. Ce qui me rappelle la pragmatique de mon quotidien. Comme si je tentais de retirer tout support qui lie les choses à mon intériorité. Je suis allée plusieurs fois au Père-Lachaise, et j'ai éprouvé l'envie d'aller voir ailleurs, car je me sentais en crise. Ce matin pourtant, la lumière était claire et transparente, et les rayons se sont répandus sur son corps que l'escargot avait parcouru, que le vent avait irrité. J'ai longtemps regardé au creux des souches, dont l'écorce au grain épais semblait retenir la sève. Et au bout de leurs doigts les bourgeons ont poussé. Je me souviens de l'arbuste que j'avais vu à la campagne le mois dernier, dont les têtes ressemblaient à de petits êtres volants. Je ne les ai pas retrouvés, il était trop tard. Il n'y avait plus que de petites formes rouges aux contours saillants, et dont le limbe luisant moirait les reflets. L'écorce en était si fine que j'avais l'impression qu'en la détachant j'aurais pu y voir en transparence les nervures sinueuses, les sentir battre doucement et s'enfoncer sous la pression de mes doigts. Mais j'ai perdu ces images. Elles sont en ma mémoire et je ne puis qu'attendre de les revoir pour qu'ainsi je les fixe.
Depuis deux semaines, mon oeil gauche me fait mal. C'est de cet oeil que je regarde. Il provoque des modifications de ma perception, comme si sa circularité était entravée. Une partie de ma vision se perd.



Mercredi 19 février
La matière s'est retirée. Elle ne semble que fluctuer, s'éloigner pour mieux pénétrer ma perception. Mais est-ce la matière qui s'avance et se retire, ou est-ce moi ? Doit-je concevoir le monde comme une suite d'objets qui viennent à moi, ou est-ce moi qui vais vers ces objets ? Serais-je ainsi portée par un entrelac de relations de cause à effet dont la latence effective dépendrait seulement de ma capacité à les mettre en mouvement ?
En parcourant le périmètre qui m'occupe, je découvre de nouvelles formes qui parfois disparaissent le jour suivant. Elles semblent se stimuler l'une l'autre, de sorte que celles qui se donnent le plus à voir se déploient encore si je les fixe, et que celles que j'ai surprises se dérobent. Ce sont celles-ci qui m'attirent en même temps qu'elles me révulsent, car elles portent en elles la froide pulsion des morts. Ainsi, suis-je portée par la prescience d'un désir dénié ou est-ce la mort qui se montre à moi car elle sait que je porte cette faille qui m'ouvre à elle ? Ce ressac est-il l'effet de mes propres efforts pour me retirer d'un processus qui me justifie ? En m'y livrant je crains de me détruire, mais en m'en abstrayant, je me détruirais peut-être plus sûrement.


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